Annexe : Hommage au général leclerc

par Pierre Bourdan

Pour parler de lui, ceux qui l’ont aimé doivent fuir l’éloquence, vaincre l’émotion que ranime la seule conscience de sa mort, et, aussi, faire taire cette pudeur qui conseillerait le silence si l’exemple de la vraie grandeur n’imposait un autre devoir.

« Ceux qui sont aimés des Dieux meurent jeunes… » dit le proverbe anglais. Sans doute y a-t-il au fond de ces mots, la conviction qu’un jour arrive où le meilleur des hommes gâte ou corrompt ses plus nobles tâches et que mieux vaut s’en aller intact. Mourir jeune, c’est peut-être mourir intact. Leclerc est mort intact : c’est le seul homme dont je n’ai jamais entendu médire. Mais rien ne nous empêchera de rêver à tout ce qu’il eût fait dans ces années à venir qui sont désormais la part de l’ombre.

L’home se découvre, écrivait Saint-Exupéry, quand il se mesure avec l’obstacle. Se découvre. Se connaît, se définit. Leclerc s’est découvert, défini en 1940. Du Tchad, il a éprouvé ses forces, la trempe de ses armes. Il était seul. Une poignée de Français, au cœur de l’Afrique. La pieuvre allemande s’étendait sur le monde. Entre lui et 1a France, des millions de guerriers, des milliers de kilomètres, des années. Au Nord immédiat les Italiens, alors bien fortifiés. Le retour paraissait un songe, un défi ingénu à l’histoire. Leclerc avait cette forme suprême de la grandeur : la simplicité, cette arme supérieure des solitaires fervents, la patience. Je ne rappellerai pas comment, avec des moyens dérisoires, il infligea, d’abord aux Italiens, d’incroyables revers, ni comment, à la fin de 1940 il conquit le Fezzan et déboucha sur la Méditerranée avec un. peu plus de trois mille hommes. Un de ses lieutenants disait : « Il rend simple tout ce qui est difficile, clairement réalisable ce qui est chimérique. » Ce qu’il faut évoquer, c’est l’acte de foi qui mit en route l’épopée. Là, toujours, c’est le mot « simple » qui. vient à l’esprit : simple comme la grandeur.

La légende veut que les chevaliers errants s’engageassent « à ne point manger pain sur table » et à ne pas dormir dans un lit tant que le vœu qu’ils avaient fait n’était pas accompli, l’exploit qu’ils entreprenaient, réalisé. C’est un serment pareil qui, voilà plus de sept ans, lia solennellement Leclerc et ses compagnons : « Nous nous engageons, jurèrent-ils à Koufra qu’ils venaient de prendre, à ne pas remettre l’épée au fourreau tant que le drapeau français ne flottera pas au-dessus de Strasbourg. » Ceux qui entendirent cela, dans l’oasis infime dont ta fragilité et l’écart faisaient un absurde contraste avec le fourmillement de la puissance allemande à travers les continents, crurent à l’une de ces gageures faites pour stimuler les héros sans les leurrer, à l’une de ces incantations que l’on fait pour donner consistance à un rêve.

Or Leclerc traversa les déserts, parvint à la mer, marcha avec nos alliés sur Tunis, forma sa division blindée à Temara, passa en Angleterre, débarqua dans le Cotentin, prit Alençon, ouvrit en deux la muraille allemande du Perche, investit et prit Paris en moins de vingt-quatre heures, avança sur la Lorraine, et en Novembre 1944, forçant les formidables défenses allemandes des Vosges, alla faire flotter le drapeau français sur Strasbourg reconquise. Le serment de Koufra était tenu. L’acte de foi. avait vaincu la logique épuisante du destin, du temps et de l’espace. L’homme simple avait traversé l’obscur réseau des événements avec la sereine précision des héros.

Quand on parle de Leclerc, on revient sans cesse à Saint-Exupéry, homme, guerrier, poète. Il était le chef, tel que Saint-Exupéry le définissait, celui. qui aime ses hommes mais ne veut pas qu’ils le sachent. L’élégante silhouette-, infiniment racée, impeccable, réticente, avait l’immobilité révélatrice des êtres d’action qui ne se meuve qu’à dessein. Il y avait, dans les mouvements des mains et dans la façon d’attaquer une phrase, une espèce de timidité, presque de fragilité. Mais elle inspirait un incroyable respect qui rendait à la fois toute familiarité impossible et tout dévouement naturel. Dire que Leclerc avait du courage serait d côté de la question. ,/e crois qu’il ignorait complètement les réflexes de la peur. Son trait dominant était une prodigieuse intuition, celle, surtout, des faiblesses et des forces de l’ennemi : une connaissance quasi magique de l’obstacle et de son défaut. Elle lui servit non seulement à vaincre, mais à réussir avec une économie sans précédent de ces hommes, qu’il aimait sans jamais le leur montrer. Eux le savaient. L’argot moderne savait la légende : « C’est un seigneur… » disaient-ils sans mesurer peut-être qu’il l’était au plus pur sens médiéval : le protecteur-né, l’homme auprès de qui on cesse de craindre et de douter.

Je revois ce visage aimable, scrupuleusement rasé, au regard clair, distant et souriant auprès d’une petite tente, sur le plateau qui dominait Argentan, à trois ou quatre cents mètres des lignes allemandes : il installait généralement son P.C. au point le plus exposé, non par ostentation., mais par souci d’action rapide. Prisonnier, je m’étais évadé et le rejoignais : « Ça fait plaisir de vous revoir, me dit-il, mais, la prochaine fois, restez avec les gens sérieux. » Il nie serra la main avec une sorte de pudeur, niais ses yeux étalent heureux de retrouver quelqu’un qui, pourtant, ne comptait guère parmi tant d’autres. Là, sur ce plateau, puis à Paris, au moment de la reddition allemande, à Dompaire, à Strasbourg, puis en Allemagne, l’homme promenait ce calme en apparence insouciant qui vient des grandes certitudes et de la besogne bien préparée dans ses moindres détails. Il allait sous n’importe quel feu, sans casque, je ne lui ai vu de casque, encore était-ce le casque de cuir, que sur une photographie, s’appuyant légèrement sur une canne qui lui donnait une sorte de contenance et dont il usait parfois pour désigner un point, une position., un objectif. II ne craignait, ni ne provoquait le sort, croyant en Dieu et pensant qu’il appartenait à la Providence de décider à quel moment, lui, Philippe Leclerc de Hautecloque devrait cesser de servir…

Servir : il porta ce mot et ce verbe à son plus haut degré. Par ce mot, par cette ardente conviction, il réglait aisément tous les problèmes qui se posent à la conscience des hommes. Quand l’ennemi fut battu, il accepta encore de « servir » en Indochine Sans doute son cœur n’aimait-il pas ce genre de conflit, complexe et incalculable. Mais cela faisait partie de son rôle. La grandeur française était, pour lui, indépendante des calculs qu’échafaudent les politiques. La lutte, la lutte sans haine – il n’en avait point ; était son lot, son moyen d’expression, l’ensemble de gestes que son pays attendait de lui. Comme Saint-Exarpéry et tant d’autres, lui aussi se posa des questions. Mais sans doute pensait-il que la fausse grandeur consiste à chercher dans ces questions des raisons d’hésiter, et le devoir à considérer son pays comme un tout et les ordres de son pays comme une loi. Ainsi faisaient, autrefois, les chevaliers d’Occident auxquels il n’eût pas songé d se comparer mais à qui la postérité le rattachera.

Il était de ceux qui se dédient et, dans cette dédicace d’eux-mêmes, entraînent en. même temps leur force et leur esprit ; qui appliquent leur sens critique au meilleur accomplissement de leur tâche, non pas à sa remise en. cause. Et qui croient que l’intelligence ne vole pas plus haut lorsqu’elle cherche des doutes et des dérobades.

Cher Philippe Leclerc ! Au terme de cette brève évocation, peut-être est-il permis de dire à son ombre ce que tous ont pensé sans oser prononcer ces paroles de son. vivant. C’est qu’avec le respect de l’un des derniers preux de l’histoire de France, avec l’admiration que suscitent et susciteront toujours les gestes d’un héros simple comme la vérité, tous ceux qui Vont vraiment approché lui garderont le grand amour qu’on éprouve pour les gentils héros qui illustrent de leur grâce nos livres d’enfants et dont les sceptiques que nous fûmes s’étonnent d’avoir trouvé et connu un noble exemple parmi les hommes de notre temps.

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